21 avril 2006

Les boutiques jouent dans la cour des grands

Les banques indépendantes comblent le vide laissé par les multinationales de la finance.

P hilippe Villin n’a pas toujours ses cartes de visite sur lui. Et pour cause : il n’en a pas besoin pour décrocher des contrats. En 2003, il a fait le grand saut en fondant avenue Marceau sa propre structure éponyme de conseil en fusions-acquisitions (F&A). Seul. Mais son expérience à la tête du Figaro et ses neuf années passées chez Lehman Brothers (à la tête de la direction européenne notamment) lui ont permis de nouer des relations avec une bonne partie de ce que l’Europe compte comme PDG et directeurs. Ce qui le dispense de l’artefact de la business card. Son parcours est loin d’être isolé. Depuis plusieurs années, les banques indépendantes se multiplient.

Historiquement dévolues aux deals de taille moyenne, ces « boutiques » se sont fait remarquer dans des opérations d’envergure (voir tableau), là où auparavant les grandes banques d’affaires exerçaient un monopole de fait. Désormais, elles travaillent côte à côte. Contrairement aux PME, « les groupes ayant déjà travaillé avec les grandes banques sont les plus expérimentés en F&A. Ils n’ont aucun complexe à faire appel à des établissements indépendants comme le nôtre », analyse Ariel Ohana, fondateur de la boutique éponyme qui compte LVMH, Seagram et Omega Pharma parmi ses clients.

L’émergence de ces nouveaux acteurs provient de la concentration du paysage bancaire mondial. Cette dernière a considérablement réduit le nombre de banques, provoquant la création de « supermarchés de la finance » – au premier rang desquels les établissements américains ( Citigroup, Goldman Sachs, JPMorgan, Morgan Stanley, Merrill Lynch, Lehman Brothers). Ces organisations tentaculaires doivent être rentabilisées. Or, « les F&A représentent une part limitée de leurs revenus et leur servent de produit d’appel. C’est pourquoi les patrons d’entreprise ont souvent le sentiment que ces banquiers tentent de leur vendre l’ensemble de leurs produits », estime Jean-Marc Forneri, fondateur de Bucéphale Finance en avril 2004.

Le prix du silence

Conséquence fâcheuse : les conflits d’intérêts se multiplient (lire encadré). Une situation qui fait douter les sociétés de l’objectivité des conseils qu’ils reçoivent – et leur fait apprécier les indépendants ! « Dans notre métier, il est fondamental de ne pas avoir de produits à vendre », insiste Jean Peyrelevade, l’ancien président du Crédit Lyonnais aujourd’hui chez Toulouse & Associés. Comme l’illustre George Elliston, associé chez Close Brothers à Paris, « on observe un nombre croissant de contrats « dual track », dans lesquels le client est prêt à étudier plusieurs solutions à son problème. Or, nous n’avons pas intérêt à privilégier une issue plutôt qu’une autre ».

L’apparition des « mega-banques » aux effectifs pléthoriques signe aussi la fin d’une confidentialité garantie. Or, la discrétion est une qualité que patrons et actionnaires érigent au rang de vertu. Le nom des conseils indépendants n’apparaît pas nécessairement. Un vrai changement par rapport aux grands établissements, pour qui la publicité, notamment à travers les classements, est la pierre angulaire de leur marketing !

Le manque de confidentialité, particulièrement gênant dans le cas d’opérations conflictuelles, est amplifié par le turnover des équipes. Face à la concurrence, exacerbée par la concentration du secteur, les établissements peinent à conserver leurs meilleurs éléments. Ce jeu de chaises musicales n’est pas du goût des clients. Difficile en effet pour un dirigeant d’entreprise d’empêcher que son plan stratégique « fuite » si le banquier à qui il l’a confié fait le tour de la Place !

Sans pression du résultat, les banquiers indépendants peuvent se permettre une liberté d’expression appréciée. « Le fait de dire non ne m’a jamais fait perdre un client », confirme Jean-Marc Forneri. « Nos conseils sont tranchés. Nous pouvons nous permettre de recommander un grand groupe coté à la vente, car nous ne serons jamais son corporate banker par ailleurs », ajoute Olivier Garnier, cofondateur de Bryan Garnier & Co, qui possède une activité de courtage en actions.

Le retour des merchant banks

Prudents, méfiants, les grands patrons apprécient la constance et la qualité des rapports humains que les boutiques sont à même de construire. « Mes clients sont toujours prêts à me suivre », affirme Philippe Villin. Toute relation est fondée sur le long terme. « Nous fournissons une prestation intellectuelle autour du développement de l’entreprise. La transaction fait bien sûr partie de notre horizon, mais nous ne sommes pas obnubilés par elle », explique Jean-Baptiste Toulouse. Le fondateur de Toulouse & Associés (en 2000) cite l’alliance en cours entre Suez et GDF. Tout a commencé il y a 18 mois par une étude sur le positionnement de Suez dans le paysage énergétique européen. Prévoyant une forte hausse du prix de l’électricité, donc des valorisations, les associés-conseils ont suggéré à leur client d’acquérir la totalité d’ Electrabel sans plus tarder. La même enquête se poursuivait sur les partenaires potentiels pour le groupe. Au premier rang desquels figurait Gaz de France. On connaît la suite…

Ainsi la concentration a-t-elle créé un vide que les indépendants ont tôt fait de combler. « Nous jouons le rôle de trusted advisor, sans qu’il y ait nécessairement d’opération à la clé. J’ai voulu revenir à la merchant bank à l’ancienne », explique Jean-Marc Forneri, qui travaille sur le rapprochement DCN/Thales.

Par nature, ces boutiques sont fondées sur une personnification poussée autour d’un petit nombre d’associés – qui se prévalent d’une très forte légitimité, fruit d’une longue expérience. « Je tutoie un bon tiers des patrons du CAC 40 », revendique fièrement l’un d’eux. Bucéphale Finance s’est ainsi formé autour de Jean-Marc Forneri, ancien dirigeant des… skis Rossignol et de Credit Suisse First Boston à Paris, et dont le haut fait d’arme a été l’OPA de Total sur Elf. En 2005, il s’est adjoint un troisième associé en la personne de Laurent Vieillevigne. Cet ancien de Lazard, de Crédit Agricole Indosuez, d’Ixis conseille les Caisses d’Epargne dans la fusion de Natexis et… d’Ixis. Toulouse & Associés est, lui, incarné par le duo Jean-Baptiste Toulouse (20 ans de banque chez Lehman Brothers, Rothschild et UBS) et Jean Peyrelevade, ancien patron du Crédit Lyonnais.

Quel business model ?

Lorsqu’il s’agit d’une structure unipersonnelle, comme Ph. Villin Conseil, le relationnel est fondamental. A défaut d’expérience, les « banquiers-entrepreneurs » doivent avoir des idées – avant les autres. C’est le cas d’Ariel Ohana. En 1994, deux ans après avoir créé l’antenne française de l’IICS, organisme professionnel des spécialistes de l’interactivité, cet ancien HEC, fort de cette légitimité sectorielle, lance sa boutique dans les nouveaux médias. « Le sujet n’intéressait personne en France à l’époque, affirme-t- il. En 1997, le secteur s’est mis à décoller. Deux banques d’affaires anglaises ont voulu me recruter. Devant mon refus, elles ont néanmoins souhaité que je les conseille. » C’est le décollage, que l’éclatement de la bulle en 2000 mettra à rude épreuve. Mais en 1998, Ohana & Co s’enrichira d’un second secteur d’expertise (luxe et cosmétiques) avec l’arrivée de sa sœur Karine, 10 ans d’expérience en banque d’affaires.

Vaincre les aléas de la conjoncture : une gageure quand on dépend totalement de la vitalité des entreprises dans les F&A. Si l’indépendance est séduisante, encore faut-il un business model viable. Refuser la croissance ou grossir jusqu’à devenir un acteur de taille moyenne, qui se retrouvera immanquablement face aux grands établissements ? « C’est un vrai challenge. Il s’agit de faire progresser les équipes, tout en dégageant suffisamment de temps pour que les plus seniors puissent prospecter et suivre les clients existants », résume George Elliston.

La spécialisation permet de jouer dans la cour des grands sans vouloir se faire plus gros que le bœuf. Ohana est ainsi présent sur trois secteurs : technologies de l’information, luxe et cosmétiques, santé. Bryan Garnier fait office de géant : ses 80 professionnels, dont 10 associés, sont spécialisés dans les secteurs de croissance (technologies, santé, distribution spécialisée et outsourcing) en Europe. Ce qui lui permet de proposer l’ensemble des services d’une banque d’investissement.

Autre axe d’attaque, l’internationalisation. Là encore, faire preuve d’imagination et de souplesse. S’associer avec une pointure locale (Edward Milstein, issu d’une famille d’investisseurs new-yorkais, pour Ohana) ou miser sur des partenariats. Bucéphale a signé un accord avec la banque indépendante américaine Greenhill pour les Etats-Unis, le Royaume-Uni et l’Allemagne. Touche d’exotisme, un autre a été signé avec la boutique marocaine Advisory & Finance – pour qui Bucéphale a joué le rôle d’apporteur d’affaires dans la privatisation de l’activité remorquage du port de Tanger (remportée par le Groupe Bourbon). Mais la palme reviendra peut-être à Joseph Perella (ex-PDG de Morgan Stanley), qui a l’ambition de recruter le « meilleur » banquier sur chaque marché. Son ancien collègue Bernard Gault l’a déjà rejoint.

Avec Lazard et Rothschild

La taille influe directement sur la profondeur des prestations. « Je me concentre sur les concepts de transactions, les stratégies et les processus de négociation. Je ne produis pas la documentation, ni n’organise de due diligence », explique Philippe Villin. Les micro-structures sont tenues d’accepter des co-mandats avec des banques pour l’exécution des transactions. La rémunération la plus appréciée est le retainer : ne pouvant traiter qu’un nombre limité de dossiers à la fois, elles demandent au client de s’engager financièrement, même si l’opération ne voit pas son terme. « Nous nous concentrons sur un petit nombre d’industries et fonctionnons systématiquement avec des retainers. C’est un modèle contraignant en ce qu’il limite le nombre de dossiers traités, mais ainsi, 80 % d’entre eux se concluent par un succès », explique Ariel Ohana.

La plupart des structures indépendantes entendent fortement maîtriser leur croissance, ce malthusianisme est leur raison d’être. Chez Bucéphale, la « taille critique » se situe aux alentours de la vingtaine, dont quatre associés. Chez Ohana, on évoque plutôt la douzaine. D’autres sont plus ambitieux. Ils espèrent rattraper Lazard et se hisser aux côtés de Rothschild. « Nous ne sommes pas malthusiens, plutôt recruteurs nets ! », s’exclame Jean-Baptiste Toulouse. Pas sûr que ces vieilles dames se laissent faire…

ANTOINE LANDROT